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Préface du livre "Vérité et science"  

Éditions Anthroposophiques Romandes - 1982

Traduction Gérard Barthoux

La philosophie contemporaine est victime d'un préjugé kantien malsain. Notre livre a pour but de contribuer à vaincre ce préjugé. II serait blasphématoire de ne pas reconnaître les mérites impérissables de Kant en ce qui concerne l'évolution de la pensée scientifique allemande. Nous devons toutefois comprendre que c'est seulement si nous nous plaçons résolument en opposition avec ce philosophe que nous pourrons poser les fondements d'une conception vraiment satisfaisante du monde et de la vie. Qu'a fait Kant ? I1 a montré que le fondement des choses, qui est situé au-delà de notre monde sensible et rationnel et que ses prédécesseurs cherchaient à l'aide de modèles conceptuels mal compris, est inaccessible à notre faculté de connaissance. Il en a conclu que notre effort scientifique devait s'en tenir au domaine de ce qui est accessible par l'expérience et ne pouvait prétendre à la connaissance du fondement (Urgrund) suprasensible, de la « chose en soi ». Et si cette « chose en soi », ce fondement transcendant des choses n'étaient pourtant qu'une chimère ? I1 est aisé de voir qu'il en est bien ainsi. Rechercher l'essence intime des choses, leurs principes originels, est une tendance inséparable de la nature humaine. C'est la base de toute activité scientifique.

Mais il n'y a pas la moindre raison de chercher ce fondement, cette essence des choses à l'extérieur du monde sensible et spirituel qui nous est donné tant qu'un examen complet de ce monde ne nous aura pas révélé qu'à l'intérieur de celui-ci se trouvent des éléments qui montrent clairement une influence extérieure.

Notre livre va s'efforcer d'apporter la preuve que tout ce qui est nécessaire pour expliquer le monde est accessible à notre pensée. L'hypothèse de principes du monde situés au-delà de ce dernier se révèle n'être que le préjugé d'une philosophie agonisante vivant dans une vaine illusion dogmatique. Kant aurait dû arriver à ces conclusions s'il avait vraiment étudié la portée exacte de notre pensée. Au lieu de cela il montra de façon très détaillée que nous ne pouvons, du fait de l'organisation de notre faculté de connaissance, atteindre les derniers principes situés au-delà des limites de notre expérience. Mais nous ne sommes raisonnablement pas du tout en droit de situer ces principes dans un tel au-delà. Kant a bien réfuté la philosophie « dogmatique », mais il n'a rien mis à la place de celle-ci. C'est pourquoi la philosophie allemande postérieure à Kant s'est partout développée en opposition avec lui. Fichte, Schelling, Hegel ne se préoccupèrent aucunement des limites que leur prédécesseur avait assignées à la connaissance, et cherchèrent les principes originels des choses à l'intérieur du domaine situé en-deçà de la raison humaine. Même Schopenhauer, qui affirme pourtant que les résultats de la critique kantienne de la raison sont des vérités inébranlables et éternelles, ne peut s'empêcher de suivre, en ce qui concerne la connaissance des causes dernières du monde, des chemins qui s'écartent de ceux qu'avait empruntés son maître. Ce qui fut fatal à ces penseurs, c'est qu'ils s'efforcèrent de parvenir à la connaissance des vérités les plus hautes sans avoir préalablement fondé cette tentative sur un examen de la nature de la connaissance elle-même. Les fiers édifices conceptuels de Fichte, Schelling et Hegel n'ont donc aucun fondement. Cette lacune eut des répercussions fâcheuses sur tout le cours des idées de ces philosophes. Ne connaissant pas la signification exacte du monde des idées pures et son rapport avec le domaine de la perception sensible, ils tombèrent dans l'erreur et la partialité. Il n'est pas étonnant que les systèmes par trop audacieux de ces auteurs ne purent tenir tête aux assauts d'un siècle hostile à la philosophie et que bien des éléments positifs en eux aient été impitoyablement balayés avec ce qu'ils avaient de négatif.

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