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Saint-Martin et Maine de Biran ou la pensée française encore vivante

 Christian Lazaridès

Article publié en deux parties dans la revue Triades,

dans le cadre du bicentenaire de la Révolution française :

  • Tome 36, n° 3, Hiver 1988/1989
  • Tome 36, n° 4, Printemps 1989

1ère partie

Il y a deux siècles, au temps de la Révolution, vivaient deux très grands penseurs français.

En 1789 Louis Claude de Saint-Martin (1743-1803) a 46 ans et il est déjà l’auteur de deux ouvrages, Des erreurs et de la vérité (1775) et Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l'Homme et l'Univers (1782), tandis que pour Maine de Biran (1766-1824), de 24 ans plus jeune, il s'agit encore des prémices de son travail philosophique. Nous allons les prendre comme guides à travers les événements qui marquèrent la France d'une empreinte si profonde entre 1775 et 1825. C'est d'abord Saint-Martin surtout que nous suivrons, jusqu'en 1803, année de sa mort, à la veille de l'Empire, puis Maine de Biran dont l'œuvre se développe surtout après 1803 précisément, pendant l'Empire, puis la Restauration. Il ne s'agira pas de présenter toute la vie et l'œuvre de ces hommes mais seulement de saisir, à travers quelques épisodes de leur destin, le dialogue qu'ils eurent avec les événements de la Révolution.

 « Ici réside l'une des plus grandes énigmes de l'évolution contemporaine, dans cet ensemble étrange que forment la Révolution et Napoléon.[i] »

C'est ce qu'exprime Rudolf Steiner le 19 octobre 1918. Mieux comprendre l'œuvre et l'action de nos deux « philosophes » peut nous aider à approcher cette énigme, à mieux saisir certaines impulsions profondes à l'œuvre derrière les événements extérieurs de la période révolutionnaire. Et nous verrons aussi que de nombreux canaux relient la fin du XVIIIe siècle à notre fin de XXe siècle.

Notre regard se portera tout d'abord plus particulièrement sur la période proprement dite de la Révolution, de 1789 à 1799 (Coup d'Etat du 18 Brumaire), avec l'année 1794 qui en occupe le centre et représente un moment significatif de balance. C'est en 1794 qu'a lieu la « chute » — comme on dit — de Robespierre et de Saint-Just ; ensuite, le règne absolu de la guillotine va céder la place à un pouvoir beaucoup plus organisateur qui annonce déjà Napoléon. Et cette année 1794 sera intéressante à observer dans la destinée de nos deux penseurs.

Un revirement de la tête aux pieds

Que se passe-t-il en 1789 ?

Extérieurement, au niveau social et politique, il s'agit d'abattre la monarchie et les privilèges. La monarchie, « de droit divin », doit être remplacée par la démocratie, par la République. Trois essais ne seront d'ailleurs pas de trop (1792, 1848, 1870). Mais ce fait extérieur est le signe d'un fait plus intérieur et plus général, d'un bouleversement radical de la conscience humaine, des rapports entre l'homme et les « mondes supérieurs ». L'être humain est alors à même de franchir une étape cruciale, d'atteindre son émancipation spirituelle. Le 10 octobre 1905, Rudolf Steiner exprime la chose suivante :

« Rousseau et Voltaire eux-mêmes furent de tels outils des individualités occultes qui se tenaient derrière eux ... Derrière les hommes d'Etat importants aussi il y eut, jusqu'à la Révolution française, des forces occultes. Ensuite elles se retirèrent progressivement, car les hommes devaient devenir les maîtres de leurs propres destinées. Dans les discours de la Révolution française, pour la première fois, les hommes parlent en tant qu'hommes.[ii] »

En fait, certaines actions occultes ont continué et continuent de s'exercer, et l'autonomie en question doit sans cesse être conquise à nouveau. Mais la Révolution marque donc ce moment essentiel dans l'histoire du monde où l'homme se tient pour la première fois « sur ses propres pieds ».

En 1413 se situe le passage de l'ère du Bélier à l'ère des Poissons. Le Bélier gouverne la tête et les Poissons, les pieds.

Si l'intelligence s'est déjà émancipée, individualisée, il s'agit alors d'atteindre à l'indépendance absolue de la volonté, que l'on peut symboliser par les pieds, par la marche libre. D'ailleurs, au XVe et au XVIe siècles, plusieurs prophéties extrêmement précises avaient déjà annoncé l'échéance cruciale des années 1789-1793.

Il importe aussi de signaler une date ultérieure, celle de 1842, que Steiner présente, dans la conférence du 20 mars 1917,[iii] comme un « puissant mur de séparation » entre les dernières expressions d'une « théosophie », sagesse divine encore inspirée d'en haut, et les premières expressions d'une science de l'esprit qui sera forgée sur la base de la liberté humaine.

Les deux penseurs qui seront au centre de notre propos illustrent — on ne peut mieux — ce gigantesque mouvement d'inversion des moyens de la connaissance. Saint-Martin apparaît comme le dépositaire d'un trésor de sagesse primordiale, presque anachronique (ou du moins a-chronique), qui coule à flots pour la dernière fois sous une telle forme ; tandis que Maine de Biran — de façon « rigoureusement scientifique », ainsi que le précise Rudolf Steiner dans ses Énigmes de la philosophie — trouve en l'homme-même le levier d'une démarche libre vers l'esprit.

C'est bien vers la fin du XVIIIe siècle que se croisent — si l'on peut dire — leurs deux démarches, mais la date de 1842 aussi prend ici un sens ; si l'on suit, non pas la vie terrestre des deux philosophes, mais la destinée ultérieure de leur œuvre respective, on note que Saint-Martin a publié, de son vivant déjà, une partie importante de ses écrits, que celle-ci est rapidement traduite en allemand et qu'elle exerce outre-Rhin une grande influence sur le courant idéaliste et post-idéaliste ; ainsi, en 1842, son œuvre est déjà « exprimée ». A la même date, celle de Maine de Biran commence à peine à paraître ; il n'avait pratiquement rien publié de son vivant, et ensuite d'invraisemblables histoires de manuscrits ont encore retardé le regroupement de cette œuvre.

La fin du XVIIIe siècle est aussi concernée par un événement spirituel qui est à coup sûr en rapport avec l'œuvre et la vie du «Philosophe Inconnu» (Saint-Martin) et du «philosophe de l'effort» (Maine de Biran) : c'est le « Culte suprasensible de Michaël », dans lequel se déploient de vastes Imaginations qui se réaliseront un siècle plus tard dans l'anthroposophie, et qui devraient s'exprimer aussi en notre fin de siècle. Une des expressions immédiates de ces « Imaginations » fut Le conte du Serpent Vert et de la belle Lilia de Goethe (1795).[iv] Nous verrons que Le Crocodile [v] de Saint-Martin s'élabore à cette même époque. Et nous trouverons aussi chez Maine de Biran des signes de cet événement.

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Notes

[i] Steiner Rudolf, Symptômes dans l'histoire, Editions du Centre Triades, Paris.

[ii] Cf. Grundelemente der Esoterik (Eléments fondamentaux de l'ésotérisme), Dornach, 1976 (non traduit).

[iii] Cf. Les trois rencontres de l'âme humaine, Editions anthroposophiques romandes, Genève.

[iv] Signalons qu'il s'agit du titre imaginé par Rudolf Steiner. Goethe pour sa part avait intitulé son œuvre Le Conte. Cf. Editions anthroposophiques romandes, Genève.

[v] Editions du Centre Triades, Paris.